CHAPITRE VINGT-DEUX
— D’accord, Grand-mère. J’ai un bouquet d’herbe dans ma chambre. Je cours le chercher.
— Quelles herbes ? voulut savoir Grand-mère.
— De la sauge blanche et de la lavande. Je les garde dans mon tiroir à tee-shirts.
— Très bien. Elles sont liées à toi, mais leur magie n’a pas encore été utilisée. Vas-y !
Deux minutes plus tard, j’étais de retour.
— J’ai trouvé un récipient, me dit Aphrodite en me tendant un bol couleur lavande aux motifs de raisin et de feuilles de vigne en relief.
— Bon, j’ai un bol, Grand-mère.
— As-tu une plume ? La plume d’un oiseau pacifique, comme la colombe, ou d’un oiseau protecteur comme l’aigle ou le faucon, serait idéale.
— Euh... non. Je n’ai pas de plume. J’interrogeai Aphrodite du regard.
— Moi non plus, répondit-elle.
— Tant pis, on fera sans. Es-tu prête, ma grande ?
Je mis le feu à mes herbes séchées et les agitai jusqu’à ce qu’il s’éteigne et que de la fumée commence à s’élever doucement. Puis je les plaçai dans le bol, que je posai entre Aphrodite et moi.
— Je suis prête.
— Maintenant, concentrez-vous sur des esprits positifs et protecteurs. Pensez à votre déesse, à l’amour quelle a pour vous et dispersez la fumée.
Nous nous exécutâmes, inhalant les effluves lentement.
Maléfique éternua, grogna, sauta du lit et disparut dans la salle de bains d’Aphrodite. « Bon débarras ! » pensai-je.
— Écoutez-moi attentivement, dit Grand-mère. Je l’entendis inspirer profondément à trois reprises afin de se purifier.
D’abord, vous devez savoir que les Tsi Sgili sont des sorcières cherokees. Seulement, il ne faut pas se laisser abuser par le terme « sorcières ». Elles ne suivent pas les principes sages de Wicca. Il ne s’agit pas non plus des prêtresses que vous connaissez et respectez, qui servent Nyx. Elles vivent à l’écart du monde, séparées de la tribu. Elles sont maléfiques. Elles se délectent du meurtre, se régalent de la mort. Elles tirent leur pouvoir magique de la peur et de la douleur de leurs victimes. Elles s’en nourrissent. Elles peuvent torturer et tuer avec l’ane li sgi.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Grand-mère ?
— Cela signifie que ces médiums puissants peuvent tuer avec leur esprit.
Aphrodite me regarda, l’air inquiet. Je savais que nous pensions la même chose : Neferet était un médium puissant.
— Qui est la reine mentionnée dans le poème demanda Aphrodite.
— Je n’ai jamais entendu parler de reine Tsi Sgili Ce sont des êtres solitaires, qui ne respectent aucune hiérarchie. Mais je ne suis pas une spécialiste du sujet.
— Alors, Kalona est un Tsi Sgili ?
— Non. Kalona est beaucoup plus redoutable. Les Tsi Sgili sont maléfiques et dangereuses, mais elles sont humaines et peuvent donc être maîtrisées.
Elle se tut et je l’entendis inspirer de nouveau à trois reprises. Lorsqu’elle reprit la parole, elle avait baissé voix, comme si elle craignait d’être entendue. Elle ne semblait pas effrayée, seulement prudente, et très, très sérieuse.
— Kalona, le père des Corbeaux Moqueurs, n’était pas humain. Nous le qualifions, lui et sa progéniture monstrueuse, de démon, mais ce n’est pas le terme exact. « Ange » serait plus approprié.
Un frisson glacé me parcourut à la mention des Corbeaux Moqueurs ; puis, réalisant ce qu’elle venait de dire, je clignai des yeux, surprise.
— Un ange ?
— Ils ne sont pas censés être gentils ? enchaîna Aphrodite.
— Si, en effet. Mais n’oubliez pas que, dans la tradition catholique, Lucifer lui-même était le plus beau et le plus brillant des anges.
— C’est vrai. J’avais oublié, dit Aphrodite. Ce Kalona est un ange déchu, devenu mauvais ?
— D’une certaine manière. Autrefois, les anges vivaient sur terre. De nombreux peuples racontent cette période dans leurs légendes. La Bible les appelait les géants ; pour les Grecs et les Romains, c’était les dieux de l’Olympe. Quel que soit leur nom, toutes les histoires s’accordent sur deux points : ils étaient beaux et puissants ; et ils s’accouplaient avec des humains.
— Logique, commenta Aphrodite. S’ils étaient si canons, aucune femme ne pouvait leur résister !
— C’était des êtres exceptionnels. Les Cherokees évoquent un ange en particulier, dont la beauté n’avait pas d’égale. Il avait des ailes couleur de la nuit, et il était capable de se transformer en une créature qui ressemblait à un énorme corbeau. Notre peuple l’a accueilli comme un dieu. Nous lui avons chanté des chansons, nous avons dansé pour lui. À cette époque, les récoltes étaient abondantes, et les femmes fertiles.
» Mais, petit à petit, les choses ont dégénéré, je ne sais pas vraiment pourquoi. Les légendes sont trop anciennes ; nombre d’entre elles se sont perdues au fil du temps. À mon avis, il est difficile de vivre avec un dieu, aussi beau soit-il.
» Je me rappelle que ma grand-mère me chantait une chanson selon laquelle Kalona avait changé lorsqu’il avait commencé à coucher avec les vierges de la tribu. Il était comme obsédé. Il lui fallait des femmes : il les désirait constamment et, en même temps, il les haïssait, car elles suscitaient chez lui ce besoin et cette luxure.
» D’après la chanson, les vierges se sont détournées de lui, et c’est à ce moment-là qu’il est devenu un monstre. Il a utilisé son pouvoir divin pour contrôler les hommes et souiller nos femmes. Et, pendant tout ce temps, sa haine pour elles a grandi avec une intensité effrayante. J’ai entendu une Femme Sage en parler un jour : elle disait que pour Kalona, les femmes cherokee représentaient l’eau, l’air et la nourriture – bref, la vie même s’il détestait cette dépendance.
Elle se tut de nouveau, et je n’eus aucun mal à imaginer le dégoût qui devait se peindre sur ses traits.
— Les femmes qu’il a violées sont tombées enceintes mais la plupart d’entre elles ont donné naissance à de créatures mortes, n’appartenant à aucune espèce connue Cependant, de temps à autre, l’un de ses enfants survivait, bien qu’il ne fut de toute évidence pas humain D’après la légende, les fils de Kalona étaient des corbeaux avec les yeux et les membres d’un homme.
— Berk ! grimaça Aphrodite. C’est répugnant ! Un frisson me parcourut le dos.
— J’entends beaucoup de corbeaux en ce moment dis-je. L’un d’eux a essayé de m’attaquer. Je l’ai chassé et il m’a griffé la main.
— Quoi ? Quand ? s’affola Grand-mère.
— Je les entends la nuit. Je trouvais bizarre qu’ils fassent autant de bruit. Et... et hier soir, quelque chose que je ne pouvais pas voir s’est mis à voler autour de moi, comme un oiseau, et à me tourmenter. Je l’ai frappé, puis j’ai couru m’abriter et j’ai demandé au feu de chasser le froid qui s’était installé autour de moi.
— Et ça a fonctionné ? Le feu l’a chassé ?
— Oui, mais depuis je sens qu’on m’épie.
— C’était les Corbeaux Moqueurs, dit-elle d’une voix dure comme l’acier. Tu as été confrontée aux esprits des enfants de Kalona.
— Je les ai entendus, moi aussi, fît Aphrodite, toute pâle. Je n’arrêtais pas de me dire qu’ils étaient agaçants.
— Ils sont là depuis que le professeur Nolan a été assassiné, enchaînai-je. Grand-mère, pourraient-ils être liés à la mort du professeur Nolan et de Loren ?
— Non, je ne pense pas. Les Corbeaux Moqueurs ont perdu leur forme physique, et ils ne peuvent faire de mal qu’à des personnes très âgées, sur le point de mourir. T’ont-ils blessée, chérie ?
Je regardai ma main, indemne.
— Oui, mais la griffure a disparu en quelques minutes.
— D’après ce que j’en sais, dit Grand-mère après une hésitation, un Corbeau Moqueur n’est pas capable de blesser gravement une jeune personne pleine de vie. Ces esprits sombres aiment surtout harceler les gens qui sont aux portes de la mort. Je ne crois pas qu’ils puissent tuer un vampire en bonne santé. Je me demande s’ils n’ont pas été attirés à la Maison de la Nuit par la mort de ces vampires, dont ils ont tiré de la force. Méfiez-vous. Ce sont des créatures terribles, et leur présence est toujours de mauvais augure.
Pendant que Grand-mère parlait, je suivais des yeux le vers : « Par la main des morts il sera libéré. »
— Qu’est-il arrivé à Kalona ?
— Son désir insatiable pour les femmes a fini par le perdre, alors que nos guerriers avaient essayé pendant des années de le vaincre, en vain. C’était une créature mythique et magique, et seuls le mythe et la magie pouvaient le détruire.
— Que s’est-il passé ? demanda Aphrodite.
— Une Ghigua a organisé un conseil secret de Femmes Sages de toutes les tribus.
— Qu’est-ce qu’une Ghigua ?
— C’est le nom cherokee de la femme bien-aimée de la tribu. C’est une Femme Sage douée, diplomate et souvent très proche du Grand Esprit. Chaque tribu en choisit une, qui dirige un conseil de femmes.
— Comme une grande prêtresse ?
— Oui, à peu près. Une Ghigua a donc rassemblé les Femmes Sages. Elles se sont réunies en secret dans le seul endroit où Kalona ne pouvait pas les espionner une grotte profonde.
— Pourquoi ne pouvait-il pas les espionner là-bas t intervint Aphrodite.
— Kalona avait une aversion pour la terre. C’était une créature des cieux ; là était sa véritable place.
— Mais alors pourquoi le Grand Esprit ne l’y a-t-il pas renvoyé ?
— Le libre arbitre. Kalona était libre de choisir sa route, tout comme Aphrodite et toi êtes libres de vos choix.
— Parfois, ça craint, le libre arbitre ! commentai-je.
Grand-mère rit, et ce son familier et joyeux me détendit un peu.
— Tu as raison, u-we-tsi a-ge-ya. Mais, dans ce cas, le libre arbitre des Ghiguas a sauvé notre peuple.
— Qu’ont-elles fait ?
— Elles ont utilisé la magie pour créer une vierge si belle que Kalona ne pourrait pas lui résister.
— Créer une femme ? Tu veux dire qu’elles ont opéré une sorte de changement de look magique sur quelqu’un ?
— Non, elles ont créé une vierge. La Ghigua la plus douée en poterie a formé son corps avec de la glaise, puis elle a peint un visage à la beauté sans égale. La tisseuse la plus adroite a tissé de longs cheveux bruns tombant en cascade sur sa mince taille. Une couturière aux doigts d’or a confectionné une robe blanche comme la lune, que les femmes ont ornée de coquillages, de perles et de plumes. La Ghigua la plus véloce lui a caressé les jambes pour lui transmettre sa rapidité. Et la chanteuse la plus talentueuse de toutes les tribus lui a murmuré des mots doux, la dotant de la plus jolie des voix.
» Toutes les Ghiguas se sont ensuite entaillé la paume des mains pour dessiner sur son corps, avec leur sang, des symboles de pouvoir représentant les Sept Sacres : le nord, le sud, lest, l’ouest, le dessus, le dessous et l’esprit. Puis elles se sont donné la main autour de la superbe statue de glaise et, en combinant leurs pouvoirs, lui ont insufflé la vie.
— Tu plaisantes, Grand-mère ! Les femmes ont animé une poupée ?
— C’est ce que dit la légende. Jeune fille, en quoi est-ce plus difficile à croire que l’existence d’une gamine capable de contrôler les cinq éléments ?
— Hum... fis-je en me sentant rougir. Je suppose que tu as raison.
— Bien sûr qu’elle a raison ! lança Aphrodite. Maintenant, tais-toi et laisse-la finir son histoire.
— Désolée, Grand-mère, marmonnai-je.
— La magie est réelle, Zoey. Il est dangereux de l’oublier.
— Je m’en souviendrai, promis-je.
J’étais effectivement mal placée pour douter du pouvoir de la magie...
— Donc, les femmes ont donné la vie à cette créature et l’ont appelée A-ya.
— Hé, je connais ce mot ! m’écriai-je. Il veut dire « moi ».
Bravo, u-we-tsi a-ge-hu-tsa. Elles l’ont appelée A-ya, car elle portait en elle une partie de chacune d’elles. Pour chaque Ghigua, elle était moi.
— C’est plutôt cool ! commenta Aphrodite.
— Les Ghiguas n’ont parlé d’elle à personne. Le lendemain, à l’aube, elles l’ont fait sortir de la grotte et l’ont emmenée près du ruisseau où Kalona allait se baigner tous les matins, après lui avoir expliqué ce qu’elle devrait faire.
» C’est donc là que Kalona l’a vue, assise au centre d’une petite tache de lumière. Elle se brossait les cheveux en chantant une chanson. Comme les femmes l’avaient prévu, il a voulu la posséder. Alors, A-ya a fait ce pour quoi elle avait été créée : elle s’est enfuie avec une rapidité incroyable. Kalona l’a suivie. Submergé par le désir, il n’a même pas hésité à l’entrée de la grotte dans laquelle elle avait disparu, et il n’a pas vu les Ghiguas qui le suivaient, ni entendu leurs chants magiques.
» Il a rattrapé A-ya dans les entrailles de la terre. Au lieu de hurler et de se débattre, cette splendide vierge l’a accueilli dans ses bras lisses. Mais, à l’instant où il s’est uni à elle, ce corps doux et accueillant est redevenu ce qu’il était vraiment : de la terre, et la force des femmes. Ses membres en glaise l’ont enserré et son esprit l’a piégé comme des sables mouvants. Les Ghiguas ont demandé à la Terre Mère de boucher la grotte pour que Kalona ne puisse échapper à l’étreinte éternelle d’A-ya. C’est là qu’il se trouve aujourd’hui encore, prisonnier de la Terre.
Je clignai des yeux, comme si je revenais à la surface après une longue plongée sous-marine.
— Et le poème, alors ? demandai-je.
— L’histoire ne s’est pas terminée avec l’ensevelissement de Kalona. Au moment où la grotte s’est refermée, tous ses enfants, les terribles Corbeaux Moqueurs, se sont mis à chanter une chanson, promettant que Kalona reviendrait un jour, et décrivant sa terrible vengeance sur les humains, en particulier les femmes. Aujourd’hui, cette chanson a disparu. Ma grand-mère n’en connaissait que quelques fragments, que sa propre grand-mère lui avait murmurés. Peu de personnes tenaient à s’en souvenir. Les gens pensaient que cela portait malheur d’avoir à l’esprit de telles horreurs. Cependant, je peux affirmer qu’il y était question de Tsi Sgili, de la terre en sang et du retour de leur père.
Grand-mère hésita. Aphrodite et moi regardions les vers maléfiques, horrifiées.
— J’ai bien peur que le poème de ta vision ne soit la chanson des Corbeaux, conclut Grand-mère. Et je pense que c’est un avertissement : Kalona va bientôt revenir.